Economie démocratique au Kurdistan

Traduction en français de l’article Democratic Economy in Kurdistan du livre
Pluriverse : A Post-Development Dictionary

Mots clés: démocratie, écologie, émancipation des genres, besoins

Le fil conducteur du mouvement kurde qui suit l’idéologie développée par Abdullah Öcalan, remontant à la fondation du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en 1978, s’est éloigné de son objectif initialement déclaré d’un État kurde indépendant pour défendre le confédéralisme démocratique et l’autonomie démocratique comme principaux modèles d’organisation. Le projet d’autonomie démocratique implique un processus d’organisation reposant sur le droit, l’autodéfense, la diplomatie, la culture et l’écologie. Il comprend la construction d’une « économie démocratique » et communautaire basée sur les principes de l’émancipation des genres et de l’écologie. Le projet réintègre l’économie dans les processus sociaux, en garantissant l’accès de tous aux moyens de reproduction sociale – une reconfiguration définie par les besoins.

Le principal fondement intellectuel du projet kurde est la critique par Abdullah Öcalan de la modernité capitaliste. Öcalan approfondit l’analyse marxiste du capitalisme en sondant l’universalité du capitalisme industriel/accumulatoire. Le projet s’inspire également des idées de Murray Bookchin sur l’écologie sociale et le municipalisme libertaire. S’appuyant sur ces racines intellectuelles, la démocratie, l’émancipation des sexes et l’écologie sont définies comme les principes selon lesquels toutes les relations économiques doivent être organisées. La démocratie implique que la prise de décision concernant ce qu’il faut produire et partager, comment gérer les ressources et comment les distribuer doit être participative et égalitaire. Parmi les moyens de prise de décision sociétale figurent les communes et les conseils à différentes échelles et sur différents thèmes – quartier, ville, commune ; jeunesse, femmes, éducation, économie, écologie, etc. – ainsi que des lieux tels que les coopératives d’énergie et les conseils de l’eau. L’émancipation des genres remarque la subversion discursive et matérielle de l’invisibilité et de la dévalorisation du travail et des connaissances des femmes, et propose de reconstruire des relations économiques de manière à assurer la participation des femmes à tous les processus de décision. L’écologie implique la reconnaissance que toute la nature est le patrimoine commun des humains et des non-humains et que toutes les activités économiques devraient être encadrées par l’écologie ainsi que par la société.

Une économie démocratique est une économie sans accumulation dans laquelle les activités ne sont pas orientées vers un impératif non remis en question de développement économique, mais vers la satisfaction des besoins de tous. Cela signifie qu’il faut privilégier la valeur d’usage par rapport à la valeur d’échange, garantir un accès collectif et égal à la terre, à l’eau et aux autres ressources locales, et faire de la nature non humaine le patrimoine commun non marchand de toutes les créatures vivantes. Les droits collectifs et égaux sur les moyens de reproduction sociale y sont maintenus au détriment de l’efficacité et de l’orientation vers le profit. Les propositions concrètes associées à cette vision comprennent la réalisation de la justice dans le domaine de la propriété foncière, la réorganisation de la production agricole en fonction des besoins, la socialisation des responsabilités du travail non rémunéré des femmes par des crèches et des cuisines collectives et l’autogestion locale des ressources par des coopératives énergétiques et des conseils de l’eau.

Parmi les mesures prises pour rendre ce projet opérationnel, on peut citer les initiatives municipales visant à donner accès à la terre à des familles sans terre. Des parcelles en périphérie urbaine ont été ouvertes à la culture collective, à raison de 10 à 40 familles sans terre par parcelle, avec un soutien technique et matériel. Les parcelles sont reliées à des camps de semis, où sont conservées les semences développées par les familles. La production dans ces unités est principalement axée sur la subsistance, mais elles sont également en relation avec des centres de production directe pour la commercialisation des surplus de production dans les centres urbains. Un autre exemple est le réseau de coopératives de femmes dont le mouvement des femmes kurdes a été le fer de lance. En lien avec la production et la distribution, ces coopératives sont principalement engagées dans l’agro-transformation et la fabrication textile, et elles commercialisent leurs produits directement aux consommateurs via les centres de distribution coopératifs, Eko-Jin’s. La plupart des coopératives de transformation agroalimentaire sont issues de collectifs agricoles urbains existants et sont liées à ceux-ci. Les coopératives sont en outre mises en réseau avec des responsables municipaux, des militants, des universitaires et des groupes de la société civile sous l’égide plus large du mouvement des femmes, le Congrès libre des femmes (KJA) – un lieu de débat et de prise de décision.

Le projet d’autonomie démocratique prévoit l’organisation d’une économie durable et autonome comme un aspect indispensable de l’autonomie politique. Il vise à organiser la production de biens et de services en commun afin de pré-empter la fonction de l’État dans ce domaine. En ce sens, le projet est à mettre en parallèle avec d’autres mouvements autonomes tels que les zapatistes. Il est également en résonance avec le mouvement plus large de l’économie solidaire dans le monde, car il déconstruit l’impératif du développement capitaliste et donne la priorité à l’autogestion, à la justice sociale et à l’intégrité écologique.

Bien qu’il reste beaucoup à voir sur la manière dont le projet d’économie démocratique va continuer à se concrétiser, on peut discerner un certain nombre de défis. Les inégalités existantes, telles que celles qui existent en matière de propriété foncière, sont susceptibles d’impliquer des défis dans l’organisation de l’économie selon une satisfaction collective et égalitaire des besoins. La tension entre la satisfaction des besoins de tous en tant que principe d’organisation et la position non accumulationniste de l’autonomie démocratique est un autre type de défi. Si la définition des besoins doit être délibérée démocratiquement, les besoins qui vont au-delà de l’autoproduction poseront inévitablement la question de savoir quelle quantité de surplus doit être « accumulée » pour les satisfaire et si, collectivement, ces besoins sont considérés comme légitimes. Plus important encore, l’escalade de la violence armée et politique de l’État turc ainsi que l’intensification de la diffusion des relations capitalistes dans la région, soulèvent de réelles difficultés. Pourtant, ce qui a permis et continue de soutenir ce projet, ce sont les réseaux de solidarité que l’on trouve au sein du peuple kurde. Si le collectivisme, le partage et la solidarité ont toujours été des codes culturels forts, c’est l’histoire collective de la lutte qui a le plus renforcé ces réseaux. Ils ont, à leur tour, servi de base sur laquelle une économie démocratique autonome a pu être organisée. En ce sens, l’engagement et l’organisation solidaire du peuple kurde constituent une opportunité inestimable.

Azize Aslan est doctorante à la Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, Instituto De Ciencias Sociales y Humanidades Alfonso Vélez Pliego. Elle travaille sur une étude comparative des mouvements zapatistes et kurdes ; elle a pris une part active au projet d’économie démocratique et a beaucoup écrit sur la question.

Bengi Akbulut est titulaire d’un doctorat en économie et est professeur assistant au sein du département de géographie, d’environnement et de planification, Université Concordia, Canada. Elle travaille sur l’économie politique du développement, l’écologie politique, les communs et les économies alternatives.