Communs

Traduction en français de l’article Commons du livre
Pluriverse : A Post-Development Dictionary

Mots clés: communs, commoning, tragédie des communs, capital, mouvements sociaux

Par communs, j’entends les systèmes sociaux formés par trois éléments de base interconnectés : 1) un commonwealth, c’est-à-dire un ensemble de ressources détenues en commun et régies par 2) une communauté de commoners qui 3) s’engagent également dans la pratique du commoning, ou faire en commun, qui reproduit leur vie en commun et celle de leur commonwealth. En ce sens, toutes les formes de coopération humaine non hiérarchique sont des formes différentes de communs. Cette définition est plus générale et plus complète que la définition classique, qui considère les communs simplement comme des ressources partagées par un ensemble d’individus.

La notion de communs a sa propre histoire et ses diverses interprétations. L’historien Peter Linebaugh (2008) voit l’origine de ce mot dans les pratiques paysannes médiévales de collectivisation des terres du roi, une pratique qui a été appelée « commoning ». Avec l’avancée du capitalisme et ses vagues successives d’enclosure des communs, le terme est devenu de moins en moins utilisé, tandis que le langage politico-théorique a commencé à se concentrer sur d’autres terminologies pour désigner la pratique de l’alter-capitalisme. Cet état de fait a duré jusqu’à ce que les mouvements des années 1960 et 1970 remettent à l’ordre du jour le communautarisme et le « partage ». C’est précisément au milieu de cette époque qu’est apparue la critique moderniste des communs : En 1968, l’écologiste Garrett Hardin a publié un article dans Science sur « La tragédie des communs ». Cet article fondateur affirmait que le partage de la terre ou de toute autre ressource entre un groupe d’agriculteurs entraîne toujours l’épuisement des ressources. Pour le démontrer, Hardin a déployé un individualisme méthodologique pour supposer que les différents agriculteurs ne visent qu’à maximiser leur intérêt individuel. Ils cherchent à atteindre cet objectif en permettant à leurs vaches de paître plus longtemps dans le pré ou en faisant venir plus de vaches. Il est évident que dans le cadre de cette concurrence croissante entre les agriculteurs dans le contexte d’une réserve fixe des ressources, cette dernière s’épuisera, d’où la tragédie des communs. La solution proposée par Hardin était double : soit poursuivre la privatisation des communs par différents droits de propriété, soit contrôler et faire appliquer les règles relatives aux communs par l’État.

En 1990, Elinor Ostrom a produit une critique efficace et simple de la thèse de Hardin. Après avoir étudié des milliers de cas différents de communs existants dans le monde entier, dont certains ont survécu des centaines d’années, Ostrom a soutenu que Hardin ne parlait pas de la tragédie des communs, mais de la tragédie du libre accès. La parabole de Hardin ne considère pas que les communs sont régis par les commoners qui décident collectivement des règles d’accès et les contrôlent en permanence. De fait, les commoners ne s’occupent pas seulement de leurs propres intérêts, mais veillent également à ce que leur propre interaction collective avec les ressources partagées soit durable, sinon ils perdraient tous les ressources dont ils dépendent. Ostrom a ainsi établi un lien clair entre le commonwealth ou la richesse commune, une communauté de commoners, et leur système de gouvernance.

La définition originale des communs par Ostrom souffre cependant d’une limitation importante. Dans son approche, les communs apparaissent comme des biens rivaux ou soustractibles, avec un faible degré d’exclusivité. Cela implique que seuls les systèmes de ressources sont des communs – par exemple une zone de pêche, un canal d’irrigation, un bassin d’eau souterraine ou une zone de pâturage – et non les unités de ressources dérivées de ces systèmes comme « les tonnes de poissons récoltées dans une zone de pêche, les acres-pieds ou les mètres cubes d’eau prélevés dans un bassin d’eau souterraine ou un canal d’irrigation, les tonnes de fourrage consommées par les animaux dans les zones de pâturage » (Ostrom 1990 : 31).

Cette distinction va cependant à l’encontre de l’expérience historique et de la complexité des formes contemporaines de communs, tels qu’ils sont revendiqués par divers mouvements sociaux dans le monde. En premier lieu, tant du point de vue historique que de l’expérience actuelle, il existe en effet une myriade d’exemples de communautés qui mettent en commun des unités de ressources exclusives dans un « pot commun » et établissent ensuite des règles ou des coutumes pour leur appropriation individuelle : des ludothèques aux cuisines collectives. Deuxièmement, au cours des dernières décennies, on a constaté un intérêt croissant pour les communs non rivaux tels que la connaissance, la musique ou les codes logiciels. Comme pour les ressources communes d’Ostrom, il est difficile d’interdire aux gens de profiter de ces autres ressources. De plus, le « stock » de la ressource n’est pas réduit lorsqu’on l’utilise. Au contraire, le véritable problème posé par ces ressources est le fait que le capital impose leur privatisation, ce qui les rend artificiellement rares. Le mouvement du libre accès est un mouvement qui, avec différentes nuances, est fondée sur le refus de la privatisation de communs non rivaux tels que l’information et la connaissance. Dans le milieu universitaire et le cyberespace, il s’agit d’un mouvement social qui se consacre aux principes du partage de l’information, de l’open source, du copyleft, des creative commons et des communs de la connaissance (Benkler 2003).

Tous ces cas illustrent la définition des biens communs non seulement comme un type de ressource partagée – ce qui pourrait être n’importe quoi – mais aussi comme un système social comprenant trois éléments (De Angelis 2017) : le commonwealth, une communauté de commoners et une pratique du commoning, de l’action en commun, y compris l’acte de régir les relations avec le commonwealth et la nature et entre les commoners eux-mêmes. Au cours des dernières décennies, nous avons assisté à l’émergence de communautés indigènes et de nouveaux communs, qui sont devenus plus visibles et innovants un peu partout : des rues de Cochabamba à celles de New York, Johannesburg, Athènes et Mumbai. Des ressources sont soustraites au système capitaliste et insérées dans des processus de production et des cultures collectives fondés sur des valeurs participatives et démocratiques, avec pour horizon le bien-être des commoners et la durabilité environnementale. Cette émergence de l’action collective est d’abord un motif de survie face aux nombreuses enclosures et crises du néolibéralisme et un refus de se soumettre à ses technologies d’exploitation sur des questions de reproduction sociale telles que l’alimentation, le logement, l’énergie, les soins de santé, l’éducation, les arts et la culture, ou même les « communs mondiaux » de la biosphère. Deuxièmement, elle agit comme une exploration participative innovante des nouvelles technologies et des formes de cyber coopération : production de logiciels opensource, coopération peer-to-peer comme Wikipedia, machines opensource. Ces espaces de coopération multidimensionnels donnent l’espoir d’une transformation post-capitaliste, dans la mesure où ils représentent l’émergence de socio-écologies pour un modèle de production alternatif au capitalisme et aux systèmes d’État autoritaires. Le danger existe cependant que ces derniers soient capables de coopter les communs de manière à leur faire supporter davantage le coût de la reproduction sociale. Il faut pour cela tisser des liens entre les biens communs émergents et traditionnels et les mouvements sociaux pour en faire des mouvements qui reconstruisent le tissu social de la reproduction sociale et fixent une limite de plus en plus grande à la volonté du capital de croître sans fin.

Massimo De Angelis est professeur d’économie politique à l’université d’East London. En 2000, il a fondé The Commoner, une revue en ligne. Il est l’auteur de nombreuses publications sur l’économie politique critique, la mondialisation néolibérale, les mouvements sociaux et les communs, parmi lesquels The Beginning of History : Global Capital and Value Struggles (Pluto, 2007) et Omnia Sunt Communia : Commons and Post-Capitalist Transformation (Zed Books, 2017).